Le festin de Toupie
Michel Roberge
Un brouillard dense, quasi opaque, flotte entre les troncs
des érables à sucre, des chênes, des ormes et des hêtres du parc du
Bois-de-Coulonge. Il métamorphose le paysage de ce boisé urbain en un tableau
lugubre qu’un peintre pourrait réaliser dans une palette de multiples tons de
gris.
Il est passé six heures du matin. Comme tous les samedis,
Albert Boudreau, encore actif à 85 ans, se laisse conduire par son chien Toupie
dans cet espace voué à la détente. Très gourmand, le Labrador Retriever noir
n’est jamais rassasié malgré ses onze années de vie canine. Tous deux souffrent
d’affections chroniques aux membres inférieurs. Les octogénaires se dirigent
lentement vers le sentier tortueux en terre battue, accessible depuis le
stationnement désert à cette heure matinale. Importuné par l’amas de fines
gouttelettes et de particules hygroscopiques qui se déposent sur ses lunettes
et qui réduisent sa vision déficiente, le vieillard s’en remet à son meilleur
ami pour avancer, dans une sécurité relative, au cœur de la sombre zone
forestière.
Toupie, dont la vue et l’ouïe montre des signes de
dégradation, n’a cependant rien perdu dans sa perception des odeurs. D’autant
plus que les particularités microcosmiques des lieux sont gravées dans sa
mémoire. Le chien a déjà traversé le parc de long en large plus d’une centaine
de fois, afin d’y satisfaire ses besoins naturels, épandant pour ses congénères
l’historique de son passage.
Lorsqu’il pénètre dans le sentier pierreux, l’extrémité
humide et spongieuse du museau de l’animal s’active instinctivement pour
renifler, à ras le sol, les effluves printaniers qui enrichiront son souvenir
olfactif. Toupie exerce une tension constante sur la laisse rétractable qui lui
donne une impression de liberté. Il entraîne son maître sur l’étroit chemin qui
disparaît dans l’épais nuage vaporeux.
Après quelques minutes d’errance aveugle, Albert Boudreau
souhaite faire une pause pour assécher les verres de ses fonds de bouteille
et y voir plus clair. Mais Toupie ne lui en offre pas l’opportunité. Il le force
à regarder au-dessus de ses montures d’écaille afin d’éviter d’entrer en
collision frontale avec un des arbres matures, de subir des lacérations
cutanées en plongeant dans un bosquet épineux ou de se tordre le pied en
heurtant une roche à fleur de terre.
Toupie s’arrête net. La tête en l’air oscillant dans tous
les sens. Des hormones jamais détectées semblent se distiller à proximité. En
quelques secondes, son organe voméronasal hypersensible lui procure une
perception immédiate : il y a, sur la droite, une source de plaisirs gustatifs
irrésistibles. Dans un sursaut inespéré d’énergie, l’animal bifurque vers un
amoncellement de feuilles en décomposition qui émerge d’un amas de neige molle
grisâtre. L’élan soudain fait perdre pied à son maître. Pour se protéger dans
sa chute, Albert Boudreau abandonne la poignée de la laisse. Ses lunettes, sans
lesquelles il n’y voit que des ombres, disparaissent dans la boue.
– Ici, Toupie ! lance Albert Boudreau pour rappeler son
chien.
Toupie gratte frénétiquement le sol pour dénicher l’objet
qui titille son odorat. Puis il grogne de plaisir en croquant avidement le
début d’un régal imprévu.
– TOUPIE, ICI !
insiste le vieillard en haussant la voix et en tâtonnant dans la terre humide à
la recherche de ses verres. Viens, mon bon chien !
Albert Boudreau tend sa main tremblotante en direction de
l’animal qui baigne dans l’euphorie.
Le canidé, fier de sa trouvaille, s’approche lentement et,
en excellent rapporteur, y dépose une sphère de la taille d’une grosse orange.
L'homme saisit et palpe ce qui ressemble à une balle pas très ferme au
toucher. Elle est partiellement couverte de poils soyeux. À l’aveugle, ses
doigts détectent deux masses
globuleuses, une courte protubérance saillante et une cavité.
Albert Boudreau frissonne d’horreur. Depuis deux jours, le
Réseau de l’information diffuse une alerte Amber : dans le quartier
Saint-Sacrement, un bébé de moins de deux mois a disparu. La police de Québec est
toujours à la recherche de l’enfant.
© 28 novembre 2017
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